Si vous ne connaissez pas encore Joëlle Sambi, vous devez lire "Caillasses". Ce premier livre de poésie est rempli de positions militantes et d'engagements politiques ; elle l'a écrit avec ses tripes. Il s'adresse aussi bien aux minorités qu'à leurs oppresseurs. Ce recueil de 35 poèmes publié par L'Arbre De Diane est également en cours d'adaptation sur scène avec l'aide de Sara Machine, alors restez à l'écoute.
J'ai rencontré Joëlle pour discuter de son art, de ses opinions, de ses collaborations et de ses projets :
Joëlle Sambi, votre premier livre de poésie "Caillasses" vient de recevoir un prix littéraire du SCAM. Qu'en pensez-vous ?
J'en suis très heureux et, pour être honnête, j'ai été très surpris au début. En fait, le prix que j'ai reçu récompense l'ensemble de ma carrière littéraire, c'est-à-dire l'ensemble de mes réalisations dans le domaine de la littérature. Comme vous le savez, j'ai écrit plusieurs fictions avant "Caillasses", notamment des nouvelles et un roman. Même si je pense que l'accueil enthousiaste qu'a reçu "Caillasses" mon premier recueil de poésie n'est pas sans compter dans l'attribution de ce prix. Je me sens également très honoré car la SCAM est un groupe de collègues artistes et écrivains. Recevoir ce genre de reconnaissance ou du moins être remarqué par ses collègues écrivains est toujours quelque chose d'agréable.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur "Caillasses" ? Quelle part de vous-même peut-on retrouver dans ces poèmes ?
C'est une bonne question. Je dirais qu'il y a tout ce qui me concerne dedans, mais aussi rien. C'est vraiment un livre que j'ai écrit avec mes tripes, si je puis dire. Les différents sujets que j'explore dans le livre sont très liés au fait que je suis une femme noire, que je suis une lesbienne noire et que je vis entre la Belgique et le Congo. De plus, je parle aussi de l'engagement et du militantisme qui sont des sujets très importants pour moi. Mais ce n'est pas n'importe quel sujet, ce sont des aspects importants de ma vie, mes interactions, mes questionnements, les décisions - bonnes ou mauvaises - que je prends. Mes engagements politiques, mes actions, mes positions militantes ne sont pas seulement un aspect de ma vie quotidienne, non, ils englobent tous les aspects de ma vie et ce, que je le veuille ou non. Un des retours que j'ai sur " Caillasses " est : " Il y a beaucoup de rage dans ton écriture, une sorte de colère dans ta façon d'exprimer les choses mais en même temps il y a beaucoup de douceur ". J'aime cet aspect double visage du livre car il traduit aussi ce que je suis mais au-delà, plus largement ce que sont et/ou vivent d'autres personnes comme moi. Je pense qu'il dit vraiment des choses sur la façon dont on navigue en tant que minorité, en tant que femme, en tant que femme noire, en tant que lesbienne, et en tant que simple citoyenne, citoyenne migrante, en tant que personne qui croit que nous sommes tous égaux, ou du moins que nous devrions l'être.
Pouvez-vous expliquer le choix du titre "Caillasses" ?
"Les caillasses sont les graviers, les pierres ou les briques qui ont été réduits en petits morceaux. Il y a à la fois l'idée que nous sommes ce que l'on essaie (en vain) de réduire à l'état de poussière mais aussi cet élément minéral qui fait des dégâts quand on vous le jette au visage. Ça fait mal, ça laisse des traces... un peu comme les traces laissées par "Le Petit Poucet" ("Hop o' My Thumb" en anglais) ce petit garçon qui laisse tomber des pierres sur son chemin pour que les gens puissent suivre son chemin. Ce n'est pas du tout l'idée de remonter la route (chacun trace sa propre route) mais plutôt l'idée de laisser une trace, comme une façon de dire "nous étions, nous sommes". Non pas que je me considère comme une personne à suivre. C'est plutôt comme s'il existait différents chemins que nous pouvons emprunter et qu'il appartenait à chacun d'entre nous de les explorer. Pour ceux dont les expériences et les réalisations sont constamment effacées, réduites en poussière, il y a une urgence, un impératif de mémoire. " Caillasses ", c'est aussi quelque chose que l'on peut jeter sous le coup de la colère, que l'on peut briser ou utiliser pour briser des choses qui nous font réellement du mal. Pour ceux dont les expériences et les réalisations sont constamment effacées, réduites en poussière, il y a une urgence, un impératif de mémoire. Il y a un double aspect dans le sens du mot qui peut être perçu comme positif ou négatif.
Ce n'est pas votre première œuvre publiée depuis le roman "Le monde est gueule de chèvre"est sorti en 2008. Dans quelle mesure votre écriture a-t-elle évolué depuis lors ?
Curieusement, la poésie a été la première forme d'écriture que j'ai pratiquée, et ce, dès que j'ai commencé à écrire frénétiquement à l'âge de 12 ans. Cependant, j'ai abandonné la poésie pour me plonger dans la fiction, traçant entre ces genres des frontières qui n'ont pas lieu d'être. Puis, au fur et à mesure que ma pratique artistique progressait, j'ai réduit - consciemment ou non - les écarts entre mes écrits et leurs formes. Je travaille actuellement à mon prochain roman. Je n'avais jamais considéré la poésie comme quelque chose qui aurait une influence sur moi ou qui jouerait un rôle dans mon écriture. Lorsque j'ai commencé à monter sur scène en 2015 en utilisant la poésie slam ou le spoken word, j'ai réalisé à quel point la poésie pouvait devenir quelque chose que je pourrais utiliser, en fait, je l'utilisais déjà. J'ai pris conscience de la mesure dans laquelle la poésie imprégnait déjà tous mes mots, mes productions, etc. Il n'y a pas de véritable frontière entre les essais, la poésie et la fiction considérés ici comme des genres littéraires. Tous ces types d'écriture peuvent s'influencer mutuellement. Je crois vraiment que la poésie est partout et que vous pouvez écrire un essai académique et équilibré très puissant d'une manière très poétique qui touche beaucoup plus de gens. Je pense que c'est ma position actuelle. J'aime lire, et mon écriture s'est nourrie du travail de Toni Morrison et d'Audre Lorde. Toni Morrison est une romancière fantastique ainsi qu'une essayiste. Elle a écrit un essai sur l'amour de soi juste avant sa mort. Il s'agit d'une série d'articles et d'interviews qu'elle a donnés et qui est très puissante et poétique. Si vous lisez un roman de Toni Morrison, puis cet essai, vous vous rendez compte qu'il n'y a pas de réelle différence dans l'écriture. Vous pouvez voir qu'il s'agit de la même personne et à quel point son écriture est puissante. Elle ne se laisse pas arrêter par la barrière que l'on met habituellement dans un autre type d'écriture. J'aime l'idée que la poésie affecte tout ce que je fais. Depuis que j'ai écrit ce premier roman, je me suis autorisée à être plus libre d'une certaine manière.
Vous êtes un artiste aux multiples talents ! Le slam est le média sur lequel on peut te voir évoluer sur scène. Tu as collaboré à de nombreux spectacles (Congo Eza, Fusion, Angles Morts, Koko Slam Gang, Witches on stage). Vous êtes également jury au Théâtre des Doms d'Avignon. Peut-on s'attendre à vous voir remonter sur scène prochainement ?
Je le ferai, "Angles Morts" est ma première scène créée en tant que metteur en scène, "Fusion" est une création mêlant slam et krump avec la danseuse Hendrickx Ntela et "Koko Slam Gang" est de la poésie slam avec des grands-mères congolaises, Lisette Lombé et moi et a été mis en scène par Rosa Gasquet. Je travaille beaucoup à remonter sur scène et à côté de cela, j'ai ce projet spécifique qui est lié à "Caillasses". C'est un peu la même esthétique qu'un concert, mais c'est en fait de la poésie slam avec de la musique électronique. Nous avons joué il y a deux semaines à l'événement "Witches On Stage". Je serai très bientôt sur scène, cet été avec "Caillasses" probablement dans un grand festival. L'année prochaine, j'ai l'intention de retourner davantage sur les scènes de type théâtre. Il n'y a pas de frontière pour moi, que je fasse un spectacle de poésie slam ou une pièce de théâtre. L'important, c'est d'être sur scène et de dire ma vérité sur scène.
Vous êtes une militante et une activiste afroféministe queer, co-présidente de l'EuroCentralAsian Lesbian Community, membre du Belgian Network For Black Lives, résidente au Café Congo. Cette intersectionnalité enrichit-elle et renforce-t-elle vraiment votre travail ?
Eh bien, c'est ce que je suis. Je pense qu'il y a un lien entre tous ces endroits. Comme je l'ai déjà dit, je suis une lesbienne. Une lesbienne migrante noire. Et parce que je suis une lesbienne, je pense que j'essaie de trouver des espaces et de naviguer dans des espaces qui ne sont pas trop blessants pour moi. C'est pourquoi je me retrouve à Café Congo qui est un espace d'auto-gestion féministe queer décolonial. Nous ne recevons aucune subvention, mais nous avons cet espace pour que nous puissions tous nous réunir. Nous payons notre loyer et nous avons un espace où nous pouvons travailler et créer. C'est comme un maquis, un endroit où l'on sait que l'on peut aller et créer, débattre, faire ce que l'on veut pour lutter contre le patriarcat. D'un point de vue plus "institutionnel", je suis le président de Communauté lesbienne d'Asie centraleIl s'agit du premier réseau féministe lesbien et intersectionnel d'Europe et d'Asie centrale. Notre objectif est de construire un mouvement et une plateforme pour les lesbiennes par les lesbiennes, afin de remédier au manque de financement des projets centrés sur les lesbiennes et des organisations dirigées par des lesbiennes en Europe et en Asie centrale. L'idée est de créer des liens, de partager des connaissances, de trouver des langages et des compréhensions communes de nos diversités, de construire des ponts qui ont une portée et un impact bien au-delà du temps et de l'espace où ils ont lieu. Je fais également partie de "Mères et filles"qui est un collectif et un bar lesbien et transsexuel bruxellois. Je crois toujours que les poètes et les artistes font partie de la société. Par exemple, je n'écris pas de la science-fiction, j'écris sur nos conditions, qu'elles soient faites de bonheur ou de tristesse. C'est juste notre vie ordinaire. Toutes ces incroyables personnes gays, lesbiennes et transgenres que je rencontre dans ces espaces sont celles qui me donnent l'inspiration pour raconter des histoires. Leurs histoires me donnent la force de continuer ou la colère d'écrire. Je pense que de nos jours, il n'est pas si facile de trouver des espaces où l'on se sent vraiment capable de se développer et de grandir. Ce sont les espaces où je peux le faire, et qui enrichissent mon travail.
Tu es vraiment impliqué dans la communauté queer de Bruxelles. Vous participez à de nombreux événements. Y a-t-il des collaborations futures dont nous voulons être informés ?
Cette année, je suis artiste associé au Théâtre National. C'est une grosse affaire pour moi. C'est un grand saut d'un espace plus alternatif à un espace plus institutionnalisé. C'est un défi pour moi pour les cinq années à venir. Il y a aussi la collaboration "Caillasses" sur scène avec l'artiste Sara Machine. Le jour, elle est apicultrice, et la nuit, elle fait de l'afro house et des beats électroniques. Nous serons sur scène ensemble cet été et je suis très heureux de cette collaboration. Je collabore également avec La Balsamine (Bruxelles), Théâtre de l'Ancre (Charleroi) et l'organisation Lezarts Urbains sur un projet de slam en solo. Il y a beaucoup d'autres collaborations que je vais avoir mais pour l'instant ce sont celles-là dont je veux parler. Il y a aussi le retour prochain de la Collectif FatSabbat à Bruxelles. C'est un collectif de femmes pour les femmes, de queers pour les queers, de POC pour les POC. J'ai hâte, restez à l'écoute !
Qu'en est-il de votre "Diaspora des Pinkshasa"Un projet de documentaire ? Racontez-nous tout !
Il a beaucoup bougé depuis que j'ai commencé en 2018 et maintenant mon objectif est d'utiliser cette prochaine année pour le terminer. Cela m'a pris du temps car les vidéos et la réalisation de films ne sont pas vraiment mon domaine. J'ai vraiment pris du temps pour apprendre et pour construire en quelque sorte ma façon de voir les choses afin de trouver le bon matériel. J'ai réalisé de nombreuses interviews et images incroyables, ici et à Kinshasa. Le projet continue d'évoluer et j'ai également trouvé un moyen d'y inclure de la poésie. J'en suis presque à la dernière étape, qui consistera à choisir et à sélectionner les images qui feront l'objet du montage final. Avec un peu de chance, l'objectif est que le film soit terminé en 2023.
Crédits photos : Philippe Braquenier, Tulitu, Sophie Souklas, Lyse Ishimwe, Barbara Buchmann-Cotterot
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